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Décret paysage : entendre la détresse des jeunes et de leurs familles

S’il est certain que laisser les études s’allonger indéfiniment a démontré que cela ne conduit pas nécessairement à la réussite et est plutôt préjudiciable pour toutes les parties, les nouvelles règles de finançabilité des étudiant·e·s dans l’enseignement supérieur semblent toutefois les plus dures depuis des décennies, réduisant les chances des étudiant·e·s qui se réorientent, handicapant celles et ceux en difficulté dans un ou deux cours seulement. Ces changements successifs et leurs conséquences inquiètent légitimement un grand nombre de jeunes et leurs familles. Ceci d’autant plus que les conséquences des mesures prises dans le cadre de la crise sanitaire ont impacté variablement et plus ou moins durablement les jeunes aux études, et par ailleurs les conditions socio-économiques dégradées d’une partie des ménages complexifient la vie étudiante de certain·e·s.

Il y a dix ans, sous le système dit « Bologne », avant le décret Paysage, les années d’études se réussissaient par bloc. Il fallait réussir chaque année l’une après l’autre, et chaque année pouvait être tentée deux fois. Et quand un ou deux cours posaient problème dans une année mais que la moyenne était bonne, il arrivait souvent au jury de valider l’ensemble pour ne pas bloquer l’étudiant·e.

Le décret « Paysage » mis en place par Jean-Claude Marcourt en 2013 a supprimé les années d’études, pour les remplacer par un système d’accumulation « à la carte », cours par cours. Pour être finançables et avoir le droit de se réinscrire l’année suivante, les étudiant·e·s doivent désormais réussir non plus une année, mais un pourcentage minimal de cours. L’année d’après elles et ils reprennent les cours non encore réussis, et les complètent de nouveaux cours pour avoir un programme annuel complet. Cette première réforme entraîne deux difficultés majeures : outre un système beaucoup moins facilement lisible, la pratique des jurys à valider l’année d’études d’un·e étudiant·e qui aurait eu des difficultés dans un seul cours se raréfie, puisqu’il suffit à l’étudiant·e de se réinscrire à ce cours l’année suivante. Des étudiant·e·s trainent ainsi dans leur « sac à dos » des cours du début de leur cursus, parfois sur plusieurs années, conduisant parfois à une voie sans issue. Les difficultés d’apprentissage générées par la récente crise Covid, ou l’obligation de travailler pour raison de survie estudiantine, pesant davantage encore sur cet allongement des études pour certain·e·s.

La ministre Glatigny a voulu corriger les problèmes apparus dans le décret « Paysage » en instaurant des paliers stricts. Il faut désormais réussir tous ses cours de BAC1 en deux ans, les deux-tiers de son bachelier en 4 ans, et tout son bachelier en 5 ans. De plus, la possibilité d’appliquer des notes absorbantes (les professeur·e·s peuvent décider qu’un échec à un cours entraine automatiquement que d’autres cours, pourtant réussis, ne sont pas validés) a été rétablie. Enfin, les personnes qui se réorientent ont une année en moins pour réussir les cours de leur nouveau cursus que celles qui ne se sont pas réorientées.

L’objectif recherché à travers cette réforme du décret « Paysage », soit durcir les règles de la réussite dans l’enseignement supérieur, est ainsi atteint. Toutefois la réforme questionne car elle est aussi plus dure, dans plusieurs situations, que le système « Bologne », lorsque le parcours fonctionnait par années d’études ! A l’époque en effet, les étudiant·e·s ayant une chance par an, il fallait finir son bachelier en 6 ans au total, contre 5, voire 4, aujourd’hui. Les règles ne sont pas seulement resserrées mais elles semblent ne jamais avoir été aussi dures depuis des décennies. Exclure de l’enseignement supérieur des jeunes qui étaient en capacité de boucler leur cursus en un peu plus de temps, n’étant pourtant certainement pas le but recherché…

Associations de défense des familles et des jeunes, et associations engagées dans la réduction des inégalités, nous ne pouvons rester sourdes aux constats qui remontent du terrain. Ainsi, à la Haute-Ecole Vinci, sur 9000 étudiants, 2700 sont en réel risque de ne plus être finançables, et 230 – soit deux fois plus que l’an passé - le sont d’ores et déjà. Un·e étudiant·e sur trois est en danger, ou déjà exclu·e1. C’est énorme. L’augmentation très importante du nombre d’étudiant·e·s qui, déjà après janvier, sont déclaré·e·s non-finançables ou en passe de l’être ne peut que nous alerter.

La vie des étudiant·e·s (et de leurs familles) et les réalités de l’enseignement supérieur sont pleinement impactées par la situation sociétale particulièrement complexe. Doit-on rappeler que les étudiant·e·s en bachelier d’aujourd’hui sont celles et ceux qui en milieu et fin de secondaire, ont vécu l’enseignement sous covid ? Doit-on rappeler les difficultés d’apprentissage et retards scolaires en augmentation du fait du distanciel, rendant l’acquisition des savoirs plus difficile encore pour les jeunes de milieux populaires ? En moyenne, durant la période covid, l’équivalent d’un tiers d’année scolaire a été perdu2, le score moyen PISA a régressé de 20 points, et les inégalités scolaires se sont renforcées3. Impossible d’oublier les signaux du mal-être des jeunes et de leur santé mentale en explosion, plus importants encore que pendant la crise sanitaire, selon les recteur·ice·s4. En 2021, 59,5% des étudiant·e·s se déclaraient beaucoup ou fortement stressé·e·s, un tiers déclaraient des insomnies sévères à modérées, 31% présentaient des symptômes sévères d’anxiété et 17,6% présentaient des symptômes sévères de dépression5. Enfin, 44% des étudiant·e·s vivent de l’épuisement lié à leur travail, soit des symptômes de burn out6. Sans parler de la crise existentielle liée aux enjeux climatiques qui conduisent certain·e·s à la difficulté de voir un avenir possible. Nous ne pouvons pas être aveugles non plus face à la précarité étudiante augmentée, qui dit quelque chose de la dégradation socioéconomique de la classe moyenne inférieure. Ce qui oblige de plus en plus de jeunes à travailler7 pour financer leurs études plutôt que de passer ce temps à acquérir la matière, bradant ainsi leurs chances de réussite8. Ceci malgré l’augmentation des moyens augmentés par ce gouvernement aux services sociaux dans les établissements. Peut-on enfin oublier les mauvaises conditions d’apprentissage dans de trop nombreux établissements d’enseignement supérieur, et l’encadrement insuffisant rendant l’acquisition de la matière plus difficile ? Rappelons que si l’actuel gouvernement a su trouver des moyens pour refinancer publiquement l’enseignement supérieur, le budget est resté largement insuffisant pour compenser la chute drastique du financement par étudiant·e de ces vingt dernières années.

S’il est certain que laisser les études s’allonger indéfiniment n’est pas une solution, les jeunes ont aussi le droit de chercher leur voie, de mettre plus de temps à apprendre et d’apprendre de leurs erreurs. Ils et elles doivent avoir le temps nécessaire pour rattraper les insuffisances d’un système d’enseignement obligatoire qui reste parmi les plus inégalitaires de l’OCDE. Elles et ils doivent ne pas être contraint·e·s de réussir plus vite que d’autres après une réorientation et un changement de plan… de vie.

Nous appelons le gouvernement de la Fédération Wallonie-Bruxelles à entendre la détresse de ces jeunes et de leurs familles, prenant en compte le contexte social particulier des promotions actuelles affectées par des fins d’études secondaires « covid » et par une dégradation des conditions socioéconomiques de certains ménages, et voyant pour certaines les exigences se durcir en cours de route9.
Nous appelons le gouvernement à prendre le temps et les mesures nécessaires pour adapter les dispositions « finançabilité » du décret « Paysage ». Les balises qui nous guident : une réforme fondée sur la réduction des inégalités, offrant un cadre qui balise clairement et accompagne, soucieux de garantir des possibles notamment pour les jeunes les plus vulnérables. A notre sens, la poursuite des études ne doit pas être plus difficile maintenant que sous Bologne, et le droit à la réorientation ne doit pas pouvoir être mis sous pression.

Signataires

  • Ligue des familles
  • Fédération des Associations de Parents de l’Enseignement Officiel (FAPEO)
  • Le Forum - Bruxelles contre les inégalités
  • Réseau Wallon de Lutte contre la Pauvreté (RWLP)

[1] Sauf à obtenir une dérogation de l’établissement qui accepterait de le réinscrire sur fonds propres.

[2] https://www.lesoir.be/492644/article/2023-02-02/coronavirus-les-eleves-ont-perdu-un-tiers-dannee-scolaire

[3] https://www.lavenir.net/actu/societe/2023/12/05/etude-pisa-la-pandemie-de-la-covid-19-a-pese-sur-les-apprentissages-scolaires-FNEUZVUH3FGGVCPVQ4ERQA2V4E/

[4] https://bx1.be/categories/news/les-recteurs-des-universites-inquiets-de-la-sante-mentale-des-etudiants-nos-services-sociaux-debordent/

[5] https://www.ulb.be/medias/fichier/hbsc2022-stress-scolaire-3_1698236557022-pdf

[6] https://www.lesoir.be/534657/article/2023-09-01/burn-out-les-etudiants-sont-loin-detre-en-reste

[7] https://www.lesoir.be/529705/article/2023-08-06/qui-sont-ces-627000-etudiants-travailleurs-et-pourquoi-sacrifient-ils-leur-ete

[8] S’ils ne travaillaient pas, les étudiants salariés auraient une probabilité plus élevée de 43 points de réussir leur année. BEFFY, Magali, FOUGÈRE, Denis, et MAUREL, Arnaud. L’impact du travail salarié des étudiants sur la réussite et la poursuite des études universitaires. Économie et statistique, 2009, vol. 422, no 1, p. 31-50.

[9] Les recteur·ice·s de l’ULiège ou l’UMons notamment ont suggéré des mesures spécifiques à l’année 2024-2025. https://www.rtbf.be/article/certains-partis-veulent-une-marche-arriere-sur-le-decret-paysage-que-dit-on-du-cote-des-universites-11351076

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